Un accent, ça ne se gomme pas d’un revers de main. Pourtant, en France, un employeur a tout le loisir d’exiger la fameuse neutralité du parler lors d’un entretien d’embauche, sans que la loi ne lève le sourcil. D’année en année, l’Observatoire des inégalités voit remonter des témoignages qui racontent une autre réalité : celle d’un tri silencieux, opéré selon la façon dont on s’exprime, le coin d’où l’on vient, ou la musique de notre français.L’accès à un poste, à un logement, à une promotion : tout peut soudain dépendre de cette norme invisible, celle du « bon parler ». Les régions, les quartiers populaires, les institutions publiques : nul n’est à l’abri de ce tri subtil mais bien réel.
Comprendre la discrimination linguistique : définitions et origines
On parle de discrimination linguistique ou de glottophobie lorsqu’une personne se retrouve désavantagée à cause de sa langue, de son accent, ou simplement de sa manière de parler. Ce concept, forgé par le sociolinguiste Philippe Blanchet (université Rennes 2), vient toucher à ce qui façonne en profondeur notre identité. La langue, c’est plus qu’un instrument d’échange : elle porte des mémoires, des héritages, parfois de la fierté, parfois de la gêne.
L’accent agit comme une empreinte sonore. Il révèle l’origine géographique, le parcours familial ou social, les traces d’une vie. En France, le « français standard » sert de référence invisible. S’écarter de cette norme met à l’écart : tout ce qui fleure bon la différence inquiète ou semble devoir être corrigé. Les langues régionales, ou simplement minoritaires et jugées « exotiques », se retrouvent reléguées. Le français officiel, censé rassembler, finit souvent par invisibiliser d’autres formes de français ou les langues qui vivent sur le territoire.
Pour donner du concret à ce phénomène, voici quelques situations courantes :
- Quand une langue maternelle, breton, créole, arabe, occitan…, ne correspond pas à la langue dominante, elle se transforme en obstacle dans la vie professionnelle ou sociale.
- Les langues régionales sont régulièrement l’objet de moqueries ou considérées comme inadaptées, parfois même « inférieures ». Philippe Blanchet insiste sur ce point dans ses travaux depuis de nombreuses années.
Ce rejet ne relève pas seulement de l’anecdote : il traduit une logique de ségrégation. Il trace des frontières, range, exclut, avec la force d’un vieux mythe d’une langue unique construite par la centralisation française. Une fiction rassurante qui continue de peser sur l’équilibre entre diversité culturelle et unité sociale.
Quels sont les visages de la glottophobie dans la société française ?
La glottophobie se manifeste de multiples façons, tantôt criante, tantôt insidieuse. La pression de la norme linguistique pèse sur celles et ceux dont l’accent, les inflexions, la façon de s’exprimer ne correspondent pas au modèle attendu dans les milieux valorisés : grandes écoles, médias, monde du travail. L’accent devient alors le détail qui cloche, l’excuse pour douter, mettre à l’écart ou lancer une pique.
Dans le monde professionnel, afficher un accent prononcé, venu du Sud, des Antilles ou d’ailleurs, peut fermer la porte à certains postes. La « neutralité » vocale est souvent vue comme un gage de sérieux. À l’école, toute variante linguistique ou des difficultés en français se soldent par des mises à l’écart, des moqueries parfois cruelles. Philippe Blanchet et d’autres chercheurs ont documenté ces effets sur l’estime de soi : le doute s’installe, au point que certains finissent par croire que leur accent ou leur langue les rendent moins légitimes.
Voici quelques exemples concrets de ces mécanismes, observés sur le terrain :
- Dans l’espace public, il n’est pas rare de voir un client refusé pour son accent, ou de surprendre une salle de classe qui tourne en dérision un exposé dit différemment.
- Les locuteurs de langues minoritaires subissent des injonctions à laisser leur langue derrière eux, pour se conformer à la langue dominante.
La glottophobie dépasse largement les cas individuels : elle est nourrie par une exigence de centralisation où chaque écart à la norme linguistique paraît menaçant. Les débats à répétition sur la place et la survie des langues régionales en offrent une illustration éclatante.
Exemples concrets : récits, situations du quotidien et discriminations institutionnelles
La discrimination linguistique s’infiltre dans les habitudes de tous les jours, à la fois discrètement et frontalement. Au Canada, la langue reste un frein puissant pour les francophones en Ontario. Julie, jeune diplômée, a vu sa candidature rejetée lors d’un entretien à Toronto : son accent français aurait soi-disant manqué de « professionnalisme ». André, cadre expérimenté, évoque des remarques récurrentes sur sa prononciation, des réunions non traduites et des perspectives de carrière bloquées pour les francophones. À chaque fois, la langue dominante s’impose, la langue minoritaire doit lutter pour subsister.
De retour en France, l’expérience d’un lycéen du Sud-Ouest illustre ce que vivent des centaines d’autres. Sa façon de parler, marquée par ses racines, suscite rires et commentaires, que ce soit au lycée ou à l’université. Pour se fondre dans la masse, il apprend à gommer l’accent de son enfance. Maryse Adam-Maillet, chercheuse à La Réunion, observe dans l’enseignement la place minuscule accordée aux créoles et autres variantes du français : à l’école, on attend le « bon français », le reste dérange et finit souvent par s’effacer. Peu à peu, ce regard extérieur s’ancre dans la perception que la jeunesse a d’elle-même.
Même les services publics entretiennent cette logique. En Ontario, les signalements s’accumulent : difficultés pour décrocher un logement, obtenir un emploi, accéder à la fonction publique sans l’accent attendu. En France, depuis 2016, le code pénal mentionne la discrimination linguistique. Malgré cette avancée, dans les faits, les pratiques d’exclusion persistent, jusque dans l’administration et les institutions.
Pourquoi agir contre la discrimination linguistique change la société
La discrimination linguistique ne concerne pas que des individus isolés : elle touche au fonctionnement collectif, aux rapports de force, à la manière dont on construit le vivre-ensemble. Reconnaître la diversité linguistique, c’est défendre l’égalité : aucune façon de parler ne devrait restreindre l’accès aux droits. La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen le rappelle. La législation française commence à peine à s’en saisir, mais l’engagement politique reste timide.
La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, adoptée en 1992, a posé un cadre international pour protéger la transmission et l’usage des langues régionales. Pourtant, la France n’a jamais franchi le pas de la ratification. L’Espagne, la Finlande, la Suisse ont choisi une reconnaissance bien plus affirmée. L’Union européenne compte aujourd’hui 24 langues officielles et des dizaines de langues minoritaires, fragiles mais vivaces.
Refuser la glottophobie, c’est construire une société qui assume la pluralité de ses langues, de ses histoires. L’Espagne, par exemple, garantit à chacun le droit de vivre dans sa langue, tout en gardant le castillan comme socle commun. En Irlande, l’irlandais a fini par obtenir le statut de langue de travail européenne, après de longues années de revendications. Ces changements concrets bousculent la façon de tisser du lien social, et permettent à chacun de faire entendre sa voix, quelle que soit sa langue.
Ce combat produit des effets concrets dans plusieurs domaines :
- Droits linguistiques : accès équitable à l’emploi, à l’éducation, à la justice.
- Développement : la diversité linguistique nourrit créativité et innovation, et renforce l’attachement au territoire.
- Cohésion sociale : reconnaître la pluralité des langues, c’est refuser l’idée de hiérarchiser les identités selon des critères arbitraires.
Accorder de la place à toutes les voix, c’est ouvrir la porte à une société plus riche, où chaque langue et chaque parcours trouvent leur place. Qui sait ce que l’on découvrirait si l’on laissait émerger les mots tus ou écartés des conversations ?


